Sirène ou couleuvre ?
Soudain elle s'arrêta devant la Bibliotheca Alexandrina, sous le son d'un choc entre deux véhicules. Elle observa la statue colossale de Ptolémée 1er retirée par l'équipe archéologique de J. Y. Empereur du fond des eaux de la Méditerranée au port Est d'Alexandrie. C'est sous le règne de ce monarque que l'on construisit l'ancienne Bibliothèque par l'architecte Dimitrius Phaléron.
Ce corps gigantesque de Soter ainsi nommé en grec, lui évoquait celui de son mari Jo ! Monique était petite de taille par rapport à lui. Il lui paraissait comme un géant insurmontable ! Et pourtant ils ont vécu ensemble pendant plus d'une décennie ! Elle essayait de trouver une réponse à son drame survenu ces deux dernières années. Il était tombé amoureux. Il ne lui parlait plus, et pourtant ils vivaient sous le même toit.
A chaque fois que la conversation s'entamait, elle finissait par un malentendu. Lui avait cessé de l'aimer. Son cœur s'était tourné vers l'infirmière de sa clinique. Malgré l'écart social entre cette dernière et lui, il avait succombé à son amour. Elle avait un certain attrait physique qui l'amenait au désir brûlant de la possession. Chaque jour était une conquête , en revanche il la voyait trois heures au cours de son travail privé. Elle était très agile. Elle exécutait ses ordres sans parole, mais ses regards lui étaient tellement expressifs qu'il lui semblait un appel inconscient vers l'amour. Lequel de ces deux allait-il succomber à la faute du pêché originel?
C'est facile d'aimer, de tout oublier pour un instant , de rêver , d'être transporté loin des chaines et des interdits moraux, d'éprouver le plaisir des sensations fortes… quand le visage devient convulsé et que tout se dilate dans le corps sous le frémissement d'une brise, d'un parfum, d'une chaleur caressante , d'un acte audacieux , d'une accolade… le champ magnétique qui nous entoure transporte le plus faible vers les plus basses tentations . Allait-il suivre les délices de ses caprices ? Il fallait décider entre son prestige personnel de médecin, sa réputation honorable et sa soif animal qui l'amenait à une trahison conjugale ?
Cela fait un an, que la couleuvre avait opéré toute une transformation pour jeter son venin afin d'accaparer sa proie !
A présent, il se trouve au bord du précipice. Il est tout haletant. Son esprit ne voit qu'une solution : celle de l'approche vers le fond des abîmes. Le noir luisant semble son bonheur terrestre ! Il parle à lui-même :
- Oui, c'est ce soir que j'irai divorcer ma femme. Peu importe mes deux enfants …elle n'a qu'à les prendre, pourvu qu'elle quitte ma maison. Je ne veux plus la voir. Je lui dirai la vérité de mon amour. J'irai à la sortie de mon dernier client, après l'opération chirurgicale. C'est aujourd'hui même que je vois clair dans mon esprit. C'est en disséquant le corps de mon patient que ma vision rétrospective m'ouvre une nouvelle voie. Plus d'une fois nos regards se croisent pour sauver le malade. A peine ai-je terminé que je décide de faire cet appel:
- " Allo ! allo ! Monique, attends-moi ce soir"
Il prononça ces quelques mots à sa femme, à l'écoute sur le portable, puis bloqua la communication pour ne plus rien entendre.
Monique entra dans la Bibliotheca Alexandrina. Elle parcourut tous les rayons des romans pour en chercher un semblable au sien. Elle aperçut "La Modification " de Michel Butor. Elle avait lu ce livre dont le sujet était intéressant. Elle l’entrouvrit, le feuilleta, essayant d'oublier celui qui venait de l'appeler parce qu'elle ne comprenait rien à son comportement. Elle espérait qu'il changerait d’attitude, qu'il l'étreindrait comme autrefois … les beaux jours avaient filé comme un éclair, la laissant perplexe …C'est cette fille inconnue qui a bouleversé sa vie en menaçant son avenir…
Cela faisait un an de silence, de mutisme, de souffrance, pourquoi donc ce coup de fil à présent ??
" L'attendre ou ne pas l'attendre ? "Que voulait-il ? Lui faire une surprise … quelle était donc cette transformation subite ? Allait-il s'excuser tout en donnant des explications dissuasives ou chimériques ?
Devrait-elle le blâmer, lui faire des reproches ou le réconcilier en acceptant sa confession ? Elle éprouvait tantôt une certaine joie, tantôt une déception de sa vie troublée.
Elle tourna rapidement les pages de son livre, puis posa son index sur le passage suivant à la page 235:
" …Vous voici revenu, l'esprit toujours empli de cette agitation qui n'a fait que croître et s'obscurcir …dans le cours de vos pensées, …toutes bouleversées dans cette réorganisation de l'image de vous-même et de votre vie qui est en train de s'accomplir, de se dérouler implacablement sans qu'y soit pour rien votre volonté… ce déterminisme … vous broie… détruisant peu à peu votre personnage, …
Ayant soif, désirant ce vin clair qui brille dans les carafes à taille de jeune fille sur les tables de fer, …"qui a éteint? Qui a demandé qu'on éteigne pendant que vous parcouriez les corridors …?" (M. Butor)
La montre sonnait dix-neuf heures. Il fallait quitter les lieux. Elle entendait l'écho du haut-parleur rappelant aux lecteurs l'heure de la fermeture : "dans quelques instants les lumières s’éteindront, les ordinateurs s’arrêteront, il faudra se dépêcher pour sortir de la Bibliotheca Alexandrina».
Quelle coïncidence ! Elle aurait voulu poursuivre sa lecture passionnante dans cette atmosphère agréable, dans cet espace formidable ! Quel plaisir de parcourir une série variée de livres posées sur des étagères à la disposition de tout visiteur ou chercheur ! Quel dommage de ne pouvoir continuer sa lecture …elle venait de découvrir une réponse à son dilemme …En se retirant de la salle de lecture, elle avait constaté qu'elle était à l'étage qui se trouvait au-dessous du niveau de la mer. Elle l'apercevait à travers les vitres. Elle se disait :
- "Si je pouvais me transformer en une sirène et être engloutie sous l’eau, je pourrais vivre pleinement je mettrais fin à mes problèmes qui me tourmentent ! Par ailleurs, au cours des prochaines, Alexandrie subira les catastrophes du changement climatique, un genre de Tsunami … et si c'était maintenant ? A chacun son destin ? …"
Monique sortit sur la Plaza en face de la mer. Elle aspirait l'air frais à plein poumons. Elle s'était décidée de rentrer chez elle. Elle voulut prendre un taxi au vol, mais elle aperçut une rumeur étrange dans la foule. Elle demanda la raison de ce brouhaha sur l'avenue de la Corniche ? Peu après elle observa l'Ambulance arriver à toute allure pour dégager le corps d'un homme, d'une voiture en collision avec un camion. Elle s'approcha tout doucement puis se mit à hurler. Elle vit le blessé tout ensanglanté, elle reconnut Jo son époux !