Voyages à plein poumon. Extrait du recueil " Humanum est..."

Voyages à peins poumons. Extrait du recueil « Humanum est… »

Le lit de polio où il est immobilisé depuis l’enfance, les appareils respiratoires aujourd’hui allégés, les manutentions difficiles pour promener partout son lit de paralysé, l’ont vraiment conduit là. En Espagne, oui, il y  EST. A Grenade exactement, hébergé par un foyer qui échange avec le sien, pareillement équipé. Un avion médicalisé les a amenés en groupe ; tout de suite c’est l’Alhambra, évidemment. Voilà  la Cour des Lions. Sa civière glisse  sur le marbre silencieux ; les lumières de la soirée colorent de pastel les stucs ouvragés et les encorbellements de tuiles vernissées. Il est bien,  de toute la force de sa présence, devenue  plus puissante que le sac de peau presque vide  qui enveloppe sa chair inerte. Il n’ouvre pas les yeux, non, au contraire il les ferme et il prête l’oreille aux poètes qui murmurent  dans la fontaine. Cette fois, les parfums ne sont pas imaginaires ou  à reconstituer. Palette de senteurs mystérieuses, élixirs célestes, une guide experte en témoigne grâce à une petite mallette bourrée de flacons et de buvards qu’elle imprègne de mélanges ;  et fait circuler. Ooooooooh ! Nadia et François respirent dans le palais andalou, elle, debout près du lit d’infirme, la main sur son épaule. Les parfums l’emportent,  Nadia ; c’est la première fois qu’elle atteint cette rive océane, le frisson floral de la femme aimée. Une vie nouvelle, inconnue.

Depuis si longtemps François attend ce moment. De ses yeux bleus, si doux et si  francs au dessus de sa moustache nette, malgré  -- mais qui y fait encore attention – son corps si mince complètement figé, bras et jambe, un poumon sur deux, il lui demande :

« Pourquoi continuerais-tu à rentrer chez toi le soir ? Chez moi, tu sais comme je suis habile, je te ferai de bons petits plats ; sauter des crêpes, tourner des sauces, personne n’est meilleur  que moi. Tu serais une coque en pâte ». Et il   pouffe à sa manière avec sa tête qui va vélocement d’un côté et de l’autre.

«Attends, explique-toi mieux, vieux coquin ! » Elle  simule une galéjade mais elle espère d’un coup, dans un flot de vapeur brûlante qui lui remonte dans les seins.  « Qu’est ce que tu veux dire ?»  Elle veut paraître surprise, mais…

«Pourquoi ne pas rester avec moi dans le studio, définitivement, installée quoi ! Il y a de la place pour deux, on serait bien, c’est sûr. Tu m’aideras à faire mon lit. »

Elle répond simplement, émue, le cachant avec peine :

 « Mais oui, pourquoi pas, bonne idée ! » Amoureuse, aussi.

 A l’Alhambra, ils sont dans un bouquet d’arômes, genêt, safran, cèdre et  benjoin, autour de l’ambre gris et de la cardamone qui semblent éclairer de l’intérieur. C’est une modulation savante, suspendue en accord parfait autour d’eux. Ils ont tous les deux des vertiges ; ensemble, les mêmes. Bonheur inattendu. Elle va se maquiller, se parfumer, revient ; magnifique !
Philippe Hubert

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