La nuit du lapin, extrait

[...]

Mais voilà. Gaétan Dubontant ne voulait pas sortir de son bureau, malgré les fermes injonctions de la Directrice, de son épouse légèrement courroucée bien que bêtasse, de la  foule bigarrée qui avait profité longtemps des largesses mais que le petit problème commençait à gêner. La Schroumphette complice, elle,  était invisible, discrètement partie ailleurs.

Non, Gaétan ne voulait pas sortir, me rapportait-on. Car, par la fenêtre, il voyait, en tremblant, qu’étaient postés devant le porche de l’Institut deux malabars à la veste rebondie, des mafieux bon teint, à qui Dubontant avait trouvé le moyen « d’emprunter »  quelques sacs à fort intérêt sans aucun remboursement évidemment, ce qui avait irrité leur chef.

L’Institut était surveillé ; pas seulement lui.

L’embarquement à l’aéroport était tout aussi impossible. Il était  chimérique de penser  rejoindre un vol matutinal pour s’échapper en douce. Car dans le hall  épiait, furax, Alejandro Arkanovic, le chef du gang yougoslave créancier qui, moyennant quelques meurtres  terrifiants abrités dans les  zones  brunes de la dictature, prospérait à Santiago.

A lui, on ne laissait pas de dettes. Il pouvait fort bien étendre, raide, Gaétan à l’entrée de l’aéroport, d’une rafale d’automatique,  ou lui trancher la gorge d’un geste altier et sûr, zip, en un clin d’œil, grâce à son navajo de poche. Ah mais.

Quelle nuit, quelle nuit.

La France, grande, belle et généreuse ! Patrie des Droits de l’Homme ! Nombril du Monde !  Conscience de l’Universel ! Elle était dans la sauce moutarde ratée, la France, avec Gaétan et Arkanovic…

 

Un clébard traînait par là et m’avait informé de  la rumeur ; vers trois heures du matin, les choses se précisèrent au palais présidentiel de la Moneda. Formalistes à leur manière, la Gendarmerie, l’Aviation et la Marine, les trois composantes de la Junte avec l’Armée de terre de Pinochet, ne voulaient pas de nouveau putsch. Il y avait eu vote. Point final. Ils se retiraient.

Fort marri, le Pinoch’ céda.

Des petits bouts de conscience accédèrent à l’inimaginable : ouvrir le dialogue avec la concertation pour le NON. Où ? Pas d’autre alternative que chez les Français…Un émissaire discret de la Moneda tâta ce mou terrain. Il fut fort étonné de ne pas avoir de réponse immédiate.

Que se passait-il à l’Instituto Francès de Cultura ?

Rien, justement.

La situation était  coincée. Même avec le pardon de sa sotte épouse, même avec l’absolution administrative de son Ministère, avec le règlement de ses dettes bancaires par les fonds secrets de l’Ambassadeur,  même avec l’attribution d’une « prime de départ »  magnanime  pour ne pas le laisser sur la paille, Gaétan Dubontant ne voulait pas sortir de son bureau. La Directrice flambait de son regard charmant et ferme ; elle  aurait même fumé des naseaux, si cela n’avait pas été un peu trop masculin.

 

Et où était la Schroumphette qui avait, c’était de notoriété publique, une influence très rapprochée sur son Gaétan ?

Eh bien, alors que l’aurore approchait, la Schroumphette était dans le hall  quasi désert de l’aéroport. Elle parlait au chef gangster, dans la zone radar  d’une chouette  qui avait ses habitudes dans mes sycomores et  y revenait strider.

Car la mignonne secrétaire avait les dents longues. Finalement, les ressources d’Alejandro Arkanovic lui paraissaient plus propices à son avenir que celles du  fonctionnaire franchouillard. Elle était la chérie des deux, en parallèle, depuis longtemps, avaient tramé entre eux  des rets invisibles,  fluctuants et avantageux (pour elle !) et s’était, cette nuit-là, décidée pour le plus gros porteur.

Les pires assassins peuvent être aussi fleur bleue. Alejandro était raide-dingue de la petite rousse. Elle acceptait de le suivre si, dans l’instant, ils prenaient un jet-taxi pour Miami. Installée  dans une villa sur le Beach, elle ne le quitterait jamais. Le truand romantique accepta. Il avait des affaires là-bas aussi, alors… Quelques liasses épaisses facilitèrent les formalités et hop.

Plus personne dans le hall, la voie était libre.

 

L’Ambassade fut prévenue par un chauffeur guettant au bout du parking, juste sous l’arbre de la chouette. Gaétan Dubontant attrapa le premier vol poussif qui, par sauts de puce  sur l’Atlantique sud, rejoignait l’Europe à petite vitesse mais dans la discrétion ; il alla se perdre dans les dossiers jaunis d’Issoudun, ou de Vesoul, on ne savait plus.

Sur place, on vendit tout fissa, pour faire disparaître les traces. Personne ne voulut sacrifier le lapin en civet. On le  garda donc comme mascotte de l’Ambassade puisqu’il y avait déjà ses habitudes. La négociation fameuse commença à sept heures du matin le 7 octobre 1988. Dans la journée éclatante de bonheur, le peuple en liesse, rassuré,  fraternisa avec la troupe, la décora de fleurs. Il fallut  de longues  tractations mais la démocratie revint au Chili et Pinochet finit mal.

 

A quoi ça tient, la vie !

 

Du héros angora, on visite toujours la descendance broutant sur les pelouses de la Chancellerie. Vous-même, mes petits.  Le Papy lapin, c’est moi, vous l’avez compris. C’est une belle histoire, non ?  Vous pouvez être fiers de votre grand-père !

La justice voudrait, je le répète souvent  entre deux mâchouillés de lupuline, qu’il y ait ici une statue élevée en mon honneur, car, sans rien dire, c’est bien moi qui veillais à tout, pilotant l’Ambassadeur par mes messages télépathiques, façonnant  l’Histoire.

Mais que voulez-vous ! Les hommes ont la mémoire courte, plus encore que les lapins. Ils s’imaginent  pousser leur rocher vers le haut de leur montagne, s’étonnent si ça bringuebale à droite, rechute à gauche, revient en arrière. C’est qu’ils oublient nos  crottes insignifiantes qui glissent et qui changent tout.

Après, ils nomment ça le hasard, ou le destin, ou l’absurde, ou encore le truc tendance, là, Dieu !

Peuh ! Un shit de luzerne leur remettrait  en place leurs oblivieuses idées.

Mais ça ébranlerait  la logique !

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