Sur les traces... 1
1. Plein la gueule.
Avignon. Rue du portail Magnanen ; je connais bien. Là, à droite, j’ai loué un studio de luxe pour ma fille, en prépa dans le « bon » lycée de la ville. Depuis huit mois, je passe souvent devant le Secours catholique. Je n’y fais pas plus attention qu’à la supérette du coin, un peu moins même.
La misère, la grande, l’exotique, je la connais. Je l’ai côtoyée au soleil, dans ces pays tropicaux où il est fort agréable d’être généreux de piécettes pour en deviser le soir aux cocktails de l’Ambassadeur.
La précarité aussi je connais. J’ai frôlé son gouffre. Moi ? Moi, vraiment ? C’est à peine croyable. Impossible, j’ai dû cauchemarder. Oublions, vite…
Quant à à la dèche absolue, celle des errants devenus transparents aux yeux des nantis, cette indigence totale qui fait si peur, qu’on ne veut pas effleurer du regard, je suis comme les autres. Je compatis devant la télé mais je ne donne au rien aux SDF qui stagnent dans le jardin public. . Même pas un mot bref.
Au Secours catholique, Françoise m’attend, me guide, me montre. Elle va vite.
Alors, vite, j’en prends plein la gueule.
La salle à manger, la cuisine, les douches, la laverie je m’y attendais. Devant le coin du courrier où les lettres s’amoncellent dans les casiers de domiciliation, le malaise commence à gratouiller. Mais avec les sacs, quel coup à l’estomac ! J’en devine une petite centaine, sur de longues étagères, dans les placards ; ce sont des vies entières réduites à un baluchon, des existences cruellement résumées à une poche de tissu. J’ai une hallucination dont je ne laisse rien paraître. Les sacs ont des visages, une bouche ; ils me parlent ; ils me disent : «A toi aussi, mon pote, ça peut arriver, à toi aussi ! », comme je l’ai écrit dans la nouvelle « Ces ombres … ». Les mots que j’ai jetés fébrilement sur le papier, des mots angoissés mais cependant imaginaires, deviennent dure réalité. Vlan ! Quel choc !
Je me secoue, des gens arrivent, on fait connaissance. Je ne distingue pas très bien qui est qui, Accueillis ou Accueillants, qui va faire quoi ; je devine seulement que tout le monde est impliqué dans l’aventure qui s’annonce : partir ensemble, à cinquante, d’abord à Cordoue, puis à Hippone, puis au Sahara, en trois fois dix jours, étalées sur trois ans ; pour remonter des traces. Lesquelles ? On parle de Saint Augustin, c’est le nom du projet. En moi, cela résonne comme Averroès, Maïmonide…. On parle aussi de Charles De Foucault ; je pense « métaphysique du vide, chute en soi-même, découverte de la paix intérieure ».Un titre de Rachid Boudjedra, «Eclats de désert », me vient à l’esprit; c’est un livre rare, peut-être inédit en France Est-ce que j’entends bien ? Est-ce que j’ai l’esprit clair ?
On nous sert une piquette écolo à base de champignon insolite. Elle me rappelle celle que faisait mon grand-père avec sa mauvaise vigne. Ce n’était pas alcoolisé puisque j’en buvais en barboteuse ! Celle-là non plus. Me voilà revenu quarante ans en arrière, sur le Larzac.
Dans la salle à manger, tout le monde s’installe autour d’une immense table ovale et de deux plus petites sur les côtés. Nous sommes une grosse trentaine. On nous sert un repas simple et très bon. Pommes de terre en papillote, poulet, salade verte. Ceux qui mangent hallal sont respectés. Pas de vin ! Ouf ! Je ne suis pas le seul à éviter le pinard ! A chaque fois dans les dîners, j’ai l’impression d’annoncer une maladie honteuse : non merci, je ne bois pas. Dans le milieu chic protégé de Vaison la Romaine, enrobé de Côtes du Rhône, on soupçonne chez moi, ça m’amuse, une tendance secrète à l’islamisme (forcément, avec une épouse marocaine…). Mais non, c’est plus ordinaire que ça ; j’étais alcoolique et j’en suis sorti. L’horrible ivresse m’ébranle, je ne veux plus la risquer.
Après le repas, on se retire dans un coin pour se présenter brièvement, annoncer les premières actions.
Pendant ce temps, les portes s’ouvrent aux habitués. Quel monde ! Nouveau choc : il y a de tout, des jeunes, des vieux, des sans-âges, Black, Blancs, Beurs à égalité. Dans la misère, il n’y a plus de discriminations. Toutes les origines, du Chibbani au Minot, ou presque. Les chiens sont attachés dans le fumoir extérieur. Les nouveaux venus échangent quelques mots avec l’hôtesse, qui apparaît charmante, souriante, telle une amie qui accueille ses très proches. Puis tout le monde se pose, mange, parle, un peu, guère.
De notre côté, on sert le thé à la menthe. C’est magique le thé à la menthe, tout un art qui paraît simple, un art pourtant inaccessible aux non-initiés. Il brûle, il adoucit, il embaume de succulence ; il fait du bien, on se sent bien.
Françoise et Ben annoncent le calendrier de l’année, ce qui se fera avant le départ prévu en avrill 2009. Je me pince ; c’est fou, ce projet ! Beau ! Immense ! Impossible ! Justement, c’est tout ce que j’aime, le chimérique et l’insensé ! Je devine la présence d’artistes associés, une poétesse, un cinéaste. Je me sens éminemment petit, honteux de ma vie stabilisée dans le confort ; après beaucoup d’épreuves et de douleurs, certes, mais heureuse et aisée aujourd’hui. Ma minuscule gloriole littéraire trop fraîche me fait l’effet d’une crotte de clebs sympa. J’ai du mal à parler…
Puis, on bavarde, les uns avec les autres. Je ne sais pas pourquoi, mais deux femmes m’émeuvent plus particulièrement. Je sens qu’elles en ont bavé, qu’elles desserrent à peine la mâchoire du désespoir, grâce à cette force féminine – un prodige - qu’aucun homme n’égale. Elles parlent de leur mari, sur l’autre rive, qu’elles ne peuvent rejoindre. Dans la profondeur de leur regard, il y a encore le vertige de la chute mais aussi la flamme de la fraternité, le sens du don, toutes ces choses essentielles à notre Humanité qui se disloquent si vite en ce moment.
Voilà, c’est fini ; on se sépare ; on se dit «A bientôt », on rappelle quelques dates de retrouvailles ; on s’embrasse. On s’éloigne…
Je retrouve la rue au soleil et ma voiture quasi neuve.
Je mets le contact, chausse mes lunettes de soleil
Pour cacher mon émotion?
Oui.
J’ai un sanglot bref, retenu.
S’ils veulent bien de moi, j’irai avec eux. Ce n’est pas moi qui leur fais un cadeau ; je ne suis pas un cadeau,
oh non. Au contraire, je sollicite leur bonté, leur beauté. S’il vous plaît, emportez-moi dans votre aventure improbable.
Philippe Hubert
Peinture de Françoise Tranger