L'émir

Extrait du recueil " Sourires de femmes"***
Devant les nappes  du buffet, tenant dans une coupe miroitante, une jeune fille l’observait. Stupeur d’Aziz. Elle lui dit, aimable :

« Ah, vous apportez le jus d’orange, posez le derrière le bar s’il vous plaît. »

Il fronça les soucis, surpris. Il ne percevait  pas les mots; il entendait un ruisseau tintinnabuler sur les  cailloux, la brise fredonner  dans les roseaux,  les chardonnerets s’amuser de trilles dans les feuillages du soir, le glissement soyeux d’une  main sur la  joue aimée…

Elle avait une robe orientale, une sorte de court kaftan qui dégageait les épaules. Une tresse voluptueuse chutait négligemment jusqu’à sa taille, ceinte d’un cordon d’or fin.  Autour du cou, elle portait un collier des plus simples mais en lapis-lazulis ; et à la cheville une chaînette minuscule au-dessus de hauts talons qui  galbait  la courbe délicieuse de son mollet, en la parant   d’une volupté de vierge.

La jeune fille répéta, souriant toujours :

« M’entendez-vous cher Monsieur? Pourriez-vous déposer votre livraison ? » Et elle posa sur son bras, sa main d’elfe.

Il ne comprenait pas. Il était comme retourné à l’enfance, dans un de ces moments de grâce où de mystérieuses joies illuminent les yeux. Cela donnait  à son corps élancé  et à ses traits fins la beauté accomplie d’un dieu grec. Elle lui disait des banalités, il entendait des mélodies. C’était  -- incroyable ! -- une fille de son pays,  visiblement familière des lieux, secrétaire du Consul sans doute, habillée et parfumée dans les capitales lointaines, probablement  jusqu’au plus charmant de ses dessous (penser à cette intimité absolue  le bouleversait). C’était une  fille de son pays et une fée en même temps, une apparition, ou plutôt cette princesse de légende qui savait conter dans les nuits infinies. Elle avait les yeux un peu bridés par une lointaine ascendance circassienne, avec ces élégances, et cette simplicité altière qui étaient  coutumières des cours royales, du côté des Indes, jadis. Aziz écoutait, ébahi dans ses vêtements modestes mais  soignés, les propos  polis de la  jeune femme. Ses paroles de pétales essuyaient ses larmes ; elles pansaient ses blessures ; elles effaçaient son désarroi de miséreux : il était amoureux fou.  Sa colère,  son humiliation, disparurent d’un coup ; elle était là et tout était différent. Il dit, en respirant à peine :

« Oui, tout de suite. »

Elle parlait  et il lui semblait que le temps n’existait plus, qu’il vivait une fête.

Elle, de son côté, voyait un fier jeune homme, un peu fripé certes, mais racé, glabre, à la voix agréable, lettré peut être, avec dans ses yeux verts une pureté prête à rire, à pleurer, à vivre, à tendre une offrande, là, tout de suite, pour lui faire plaisir. D’ailleurs, il prit (crut prendre ?) un réséda dans un bouquet du buffet,  un geste qu’il avait appris sur les planches, le lui tendit (crut le lui tendre ?), et réussit à articuler :

«Merci Mademoiselle»  comme il savait  le faire dans les scènes romantiques,  du fond du cœur, apaisé, heureux, enfin !

Il avait ragé, porté par une  violence avilie? Par elle, il connut le pardon. Il avait été prêt  au meurtre, emporté par des mensonges qui ouvraient ses plaies à vif? Il devint charité même; le  bras qui s’armait  était retombé. Il rêvait, il le savait, mais c’était si doux! Il resta planté un bon moment, puis, toujours dans un songe, il traversa les salons où l’on s’écartait pour le saluer avec respect (il le vécut ainsi) et il rejoignit la nuit. Il n’acheva pas le repérage de l’attentat.

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