Amaliya, suite

Tout près de mes yeux mi-clos, mon cheval, attentif, patientait avec une certaine tendresse, me figurais-je ; il piétinait des sabots dans une odeur de crottin, de crin et de sueur flottant   au dessus de mon corps allongé.  Il y eut un hennissement murmuré, le tamponnement frêle du crâne de ma jument sur le mien – si douloureux, si fragile, le mien, envahi d’images pénibles, que je ne savais  plus s’il avait encore une paroi… J’entendis la voix câline d’Anne ; puis, celle, aussi, de cette inconnue, qui ne pouvait pas survenir, qui ne surviendrait pas, qui n’existerait jamais sauf dans cet instant d’illusion éphémère  où rien n’était vrai et tout était possible.

 

Je sombrais dans la blancheur du soir bruineux. Ma jument Amaliya veillait sur moi sans broncher, sans même mâchouiller cette orge sauvage dont elle était friande. Amaliya, tendresse d’espoir, m’avait-on traduit à peu près. Ce soir, au fond  du  brouillard  envahissant mon corps las, dans  mon jodhpur boueux, j’avais les narines et les pupilles au ras  d’un recoin de mare où flottaient des lunes d’eau ; immobilisé pour l’éternité,  je n’y croyais guère, à ce retour d’espoir dont je chevauchais pourtant depuis des mois  l’aimable symbole.

 

Je n’y croyais pas, et j’y croyais absolument, comme on avale une bouffée salvatrice. Toutes ces nébuleuses hérissées de noir où je tâtonnais en aveugle depuis si longtemps ne pouvaient pas vaincre définitivement. Il y avait le cadavre d’Anne dans sa tombe angélique, mais  Il y avait  aussi Amaliya, sur laquelle j’avais  reporté, comme sur un mythe, comme sur une magicienne, ce qui me restait d’instinct de vivre ; oui,  il y avait  encore en moi le fluet  tic-tac  de l’espoir.

Je rêvais, je voguais… La lune embrassait gentiment mon visage dont les lèvres, je le sentais, recevaient, de la fraîche nuée pâle, le goût du mimosa et du  poivrier.

 Amaliya portait mes espérances vaporeuses au long des chemins d’où montait une lumière phosphorescente inversant les images nocturnes ; j’allais dans un paysage  étrange et silencieux ; ma cavale m’emmenait au trot, percevant dans ses flancs qu’effleuraient à peine mes mollets bottés, le moindre de mes tourments et de mes désirs, répondant à mes respirations attristées comme si elle écoutait, de ses fines oreilles pointées en arrière, ces vers inconnus : Ô Aimée ! Comment tracer ton portrait ? L’astre argenté des nuits a moins d’éclat, a moins de douceur, a moins de pureté que toi.

 

Allongé sur le sable de la berge près des nymphéas, la bouche brunie d’une boue délicieuse, je me voyais couché près des roseaux veillé par mon cheval, et tout à la fois cavalant en centaure fondu dans Amaliya, de cette allure triomphante menant aux matins glorieux ;  l’effort fictif   cessait avec un frémissement de pure satisfaction  devant le  mausolée chaulé où je m’étais tant de fois arrêté en plein jour.

Là, devant l’esprit du marabout,  sanglotant mieux, dans doute, de mon désespoir inextinguible, j’étais heureux et souriant ; grâce à l’illusion de la  présence chimérique  d’Anne, perchée en amazone sur l’échine d’Amaliya et me serrant de ses bras si légers ? Ou grâce à celle du vieux Sage, tout aussi imaginaire, me murmurant, toujours au fond de mes songes, des paroles apaisantes ? Ou parce que j’inventais  la  fille de ce Sage, légendaire ou réelle, dont j’avais depuis peu croisé le chemin et dont je ne savais plus, dans cette promenade onirique  où surgissaient des souvenirs impalpables, s’il advenait  qu’elle pût un jour lointain panser mes cruelles et immortelles plaies.

J’étais fou. J’étais redevenu un enfant qui délire et tend les bras dans la nuit en pleurant.

 

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