Sous les projecteurs

Extrait de " Précaires"***

Elle avait dansé  dans la  nuit, Mina ; sous les étoiles, la tête lui avait tourné. Elle s’était murmurée qu’heureusement Boubacar était avec elle, sûr, tiède ; et aussi, les grappes jaunes d’eucalyptus dans sa courette, la blancheur des citronniers, la senteur moelleuse de la mie, du fenouil et  des abricots séchés, elle y pensait, ça la réconfortait. Puis, chamboulée par cette danse éreintante contre l’homme noir, elle n’avait plus pensé qu’à sa maman, oh Maman qu’est ce que je fais là.

Ça taclait sur les crêtes.  Boubacar avait  déjà réparé le moteur du canot avec l’outil passe- partout qu’il détenait dans son couteau ; mais  l’engin à nouveau s’était emballé, arraché du plat- bord, entraînant  dans les flots  le marin gangster qui pilotait. Un  balaise  de deux mètres pourtant !  Ne restait plus  de lui qu’une godasse accrochée au caillebotis, une tatane de clown, immense,  grimaçante. Depuis, le dinghy  tournait en toupie, mâché par  la mer ; la côte espagnole, elle n’existerait jamais, c’était la volonté de Dieu.

Son oncle l’avait forcée, depuis sa  banlieue  en Europe. Il avait besoin d’argent, il l’avait mariée, elle, Mina,  à un clandestin de là-bas qui cherchait  un coffre à grossesses. Il avait menacé : plus d’aide,  si vous ne vendez pas les derniers bijoux pour payer le passage de la petite. Après, c’est elle qui vous enverra les mandats,  si Dieu le veut, moi c’est fini…. Dans la masure où il n’y avait plus une piécette pour le pain noir, ni pour le thé vert ressassé, où les petites sœurs étaient presqu’en haillons, on avait beaucoup pleuré. C’était son destin : elle était partie avec un baluchon piètre, esclave livrée par son oncle à la foire aux vierges.

Dès le pick- up, Boubacar l’avait protégée avec l’amour d’un grand frère ; sur la  route vers le  désert caillouteux ; sous la tente au bord de la plage, à attendre ; sur l’embarcation nocturne enfin. Il était aussi gentil que loqueteux, Boubacar, venu du pays des éléphants avec ses scarifications bizarres, sa voix grave roulante, ses prunelles si vivantes. Maintenant, il était tombé dans un sommeil massif, épuisé ; il semblait comme mort, avec des éclaboussures phosphorescentes sur sa toison crépue ; elle se serrait, il ne la réchauffait plus. Elle avait peur  sur la barcasse tourneboulée par les flots, sans chef, sans moteur. Ça sentait la merde, le vomi, les écoulements, la sueur froide de la terreur. Il y eut des cris à l’avant, elle comprit : le dinghy déchiré commençait à sombrer. C’était la fin. Maman ! Maman ! Au secours !

Elle s’évanouit d’un coup, fondit dans ses rêves comme une pâtisserie sous la langue le jour de la fête. Ses joies d’adolescente jaillirent, les larmes du  bonheur  l’inondaient jusqu’aux pieds ; on l’acclamait dans son émission préférée, l’académie des miss ; elle chantait sous les sunlights, rayonnante et chic, on l’applaudissait, on criait : « O… A… O...O….A  », elle n’entendait pas bien.

Elle ouvre les yeux. Elle a sur  les pieds l’eau montante ; la moitié des gueux a  sombré dans les lames ; une coque grise heurte le dinghy. Au dessus d’elle, des projecteurs étincelants s’allument. Le capitaine de la vedette espagnole, effrayant, barbu, ventru, galonné de partout, une sorte de cavalier Bachi bouzouk perché sur la proue, donne des ordres terribles : « O… A… O...O….A ». Quoi ? Quoi ?  Grâce à dieu, il sourit. Il est gentil ! Il lui tend la main ! Elle est sauvée, il lui  donne du café et une couverture…Elle crie  à l’uniforme gentil : je suis marocaine ! Elle extirpe avec des mains tremblantes sa carte d’identité soigneusement conservée dans son intimité,  malgré les ordres. Elle dit qu’elle a un nom, une adresse et que oui vite elle veut bien  être renvoyée ; oh oui, je retrouverai  ma Maman, la maison, mes sœurs, le parfum des eucalyptus et de l’anis, les jacasseries des oiseaux voyageurs dans le patio décrépi. Tant pis, la misère ! Moi,  je ne veux pas émigrer.


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