Le Grèce universelle, toujours.

Publié le par Blog Philippe Hubert

«Canto General» est la Bible du continent américain. Dans cet «opus magnum» de 342 poèmes, Pablo Neruda, «mécanicien de l’âme» (Danae Stratigopoulou), évoque en des images saisissantes la naissance de ce  continent et l’histoire des peuples qui y ont vécu, qui y vivent, y souffrent et y luttent contre les oppresseurs venus avec les armes pour exploiter les hommes et la richesse d’une nature exubérante. C’est ce qui confère à l’oeuvre son caractère universel. Cette poésie «tellurique» (J.-P.Vidal) parle en des métaphores puissantes, en des déferlements d’images et de rythmes, de l’univers, au centre duquel il y a l’homme, l’homme comme élément de la nature, qui en souffre et qui en tire en même temps sa force. Les rapports entre l’homme et la nature deviennent symbole et modèle pour les relations entre les êtres.

Mikis Theodorakis et canto general : un Grec universel

Pablo Neruda a écrit la majeure partie de son épopée, alors qu’il était en fuite et en clandestinité, à la suite de ses accusations contre le président du Chili, le futur dictateur Gonzalez Videla qui mit sa tête à prix. Traqué par la police, Neruda a traversé les «champs, les ports, les villes, les campements, les maisons des paysans, des ingénieurs, des avocats, des médecins, des compagnons». C’est pour cela que le «Canto General» est devenu ce cri déchirant de révolte contre toutes les forces et toutes les formes d’oppression, depuis celle des conquistadores sur les indigènes jusqu’à la terreur exercée par les dictateurs contemporains, les «mouches», mais aussi ce grand chant de solidarité avec les opprimés, les humiliés et les exploités: les travailleurs dans les mines de cuivre et de nitrate, les indios, les péons, les bûcherons; une déclaration d’amour pour les gens simples, pour l’homme et la femme qui s’aiment et qui s’engagent pour un monde futur et meilleur: «J’écris pour le peuple bien qu’il ne puisse / Lire ma poésie avec ses yeux ruraux.» Jamais auparavant, une relation aussi forte entre une oeuvre poétique et un continent tout entier n’avait été établie, jamais un auteur n’avait exprimé aussi intensément et aussi radicalement son refus de la peur en face de l’oppression: «Mes vers ne veulent pas se soumettre à la vision déçue d’un monde en décrépitude, mais ils ne se soumettent pas non plus à une vague et douloureuse adoration de quelque chose qui n’a plus de signification vivante», a dit Neruda.

Quand il a obtenu le Prix Nobel en 1971, son «Canto» a été défini comme «le poème américain qui donne vie aux destinées et aux rêves d’un continent et dans lequel un continent prend conscience de sa valeur».

Fait anecdotique mais tellement significatif: Pablo Neruda a considéré la poignée de main du roi de Suède à l’occasion de la remise du Prix Nobel comme une «réminiscence de l’ancienne politesse des palais vis-à-vis des troubadours».

Moins de deux ans plus tard, le 11 septembre 1973, son ami, le président Salvador Allende a été assassiné et la maison de Neruda a été saccagée et les livres couronnés du Prix Nobel ont été brûlés. Douze jours après la chute de l’Unidad Popular, pour laquelle il s’était engagée pendant des décennies, le poète est mort à l’âge de 69 ans.

«Pablo Neruda, presente!» criaient des milliers de Chiliens qui accompagnaient le poète au cimetière, entourés et escortés d’agents de la police secrète et de soldats en armes, prêts à tout moment à intervenir, à matraquer et à procéder à des arrestations.

«Ce fut la dernière démonstration publique de l’Unidad Popular au Chili et la première démonstration publique de la résistance au régime fasciste», a noté Joan, la veuve du poète et chanteur Victor Jara, assassiné en septembre 1973 dans le stade de Santiago.

Rien d’étonnant que le «Canto General», cette œuvre singulière, unique dans la littérature contemporaine, ait fasciné Mikis Theodorakis, car Theodorakis a toujours été animé des mêmes idéaux que Neruda, idéaux pour lesquels il a été emprisonné, déporté, torturé, exilé.

Rien d’étonnant non plus que sa mise en musique de poèmes du «Canto General» reflète le même élan vital, la même intensité expressive, la même vérité que la poésie. Cette vérité est celle de l’engagement, et tout en évoquant les caractéristiques de la musique latino-américaine et l’esprit de la «grécité» (non seulement par l’utilisation du bouzouki),  la musique n’est pas moins universelle que le poème-fleuve qui l’inspire, alors que le choix des poèmes  fait sur le conseil d’Allende et de Neruda, est tel qu’ils constituent en fait la synthèse du «Canto General», dans laquelle s’alternent les élans épiques et les chants intimes.

Le compositeur caractérise cette alternance, en différenciant l’ampleur de l’instrumentation et les moyens vocaux mis en oeuvre. Ils vont du choeur «a cappella» à l’explosion hymnique par toutes les voix, solistes et chorales, et par l’éclat d’un orchestre, inaccoutumé, certes, mais si proche de l’esprit de la musique latino-américaine et tellement expressif; y domine l’élément rythmique, le poids mélodique étant porté sur les voix.

Pour ce qui est du choix des poèmes en détail, il y a, en premier lieu, les vers merveilleux qui évoquent la genèse du continent, la naissance de la végétation, des oiseaux et de certaines bêtes: Vegetaciones, Vienen los pajaros, Algunas bestias. Il y a ensuite les poèmes qui témoignent de l’oppression et de l’exploitation du continent sud-américain: La United Fruit Co, et de l’amour de Neruda pour sa terre opprimée: Amor America...

Il y a ceux qui  prennent le  contrepied et qui chantent les luttes héroïques et folles pour la libération de  cette terre meurtrie: Los Libertadores, America Insurrecta, et ceux qui évoquent les grandes figures de ces combats généreux: Lautaro, Sandino, Emiliano Zapata. Il y a les mots tout simples et intimes par lesquels Neruda se découvre et s’implique lui-même dans ce monde en gestation et en évolution et par lesquels il exprime ses convictions politiques: Voy a vivir, A mi partido, et, enfin, il y a, au cœur même de la partition, le Requiem que Theodorakis a écrit pour Neruda, ce compagnon de lutte qui était devenu son ami.

Par la symbiose de tous ces courants de la pensée et de l’expression musicale, la partition trouve une authenticité unique dans la musique contemporaine et, notamment en Amérique Latine, elle bouleverse les auditeurs au plus profond d’eux-mêmes et les émeut aux larmes.

C’est pour le plus grand public possible, ou plutôt, comme  le dit Neruda à propos de ses vers, c’est pour le peuple que Theodorakis a écrit cette partition, et même si le peuple ne peut pas lire les vers du poète «avec ses yeux ruraux», il peut les écouter avec son cœur et y projeter l’expérience de tous ces hommes et femmes qui l’ont précédé dans la lutte pour un monde plus humain et ceux qui sont ses compagnons d’armes et de route.

 

Publié dans Lumières

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